Traduit de l’espagnol, Un cœur si blanc de Javier Marías (1992) déroute au premier abord. L’épigraphe tirée de Macbeth – « My hands are of your color ; but I shame to wear a heart so white.” – donne son titre au roman. Tout le récit se déroule sur le mode du ressassement, celui du narrateur, Juan, mal à l’aise depuis qu’il a « changé d’état », un an plus tôt, en épousant Luisa, à trente ans passés : « mon mariage vint suspendre mes habitudes et même mes convictions et, ce qui est plus décisif, mon appréciation du monde. »
Tous deux travaillent comme interprètes auprès d’organisations internationales. C’est lors d’un entretien entre deux responsables politiques qu’ils ont fait connaissance. Juan se souvient de La Havane, où s’est terminé leur voyage de noces. Luisa ne se sentait pas bien, elle s’était allongée sur le lit, tandis que lui prenait le frais sur le balcon. Une femme sur le trottoir attendait visiblement quelqu’un, et quand elle l’avait aperçu, le prenant pour un autre, elle l’avait invectivé, avant de comprendre son erreur quand la fenêtre d’à côté s’était ouverte. Près de sa femme, Juan avait ensuite épié la conversation de l’autre côté du mur, témoin intéressé d’une scène entre un Espagnol et sa maîtresse cubaine qui s’impatientait, et à qui l’homme répondait chaque fois que sa femme allait bientôt mourir, que ce n’était qu’une question de temps. Ce dialogue l’obsède.
Comme la question inattendue de Ranz, son père, le jour de son mariage : « Et maintenant ? » En l’avertissant des « ressentiments inévitables d’une vie en commun prolongée, un ennui supportable auquel en tout cas on ne veut généralement pas renoncer », il incite ce jour-là son fils, la main sur son épaule, à garder ses secrets pour lui s’il veut être heureux. Juan ne sait pas grand-chose du passé sentimental de son père, ignore même le suicide de sa première épouse, Teresa. Ranz avait ensuite épousé Juana, la sœur cadette, sa mère. Pourtant, cet homme élégant raconte volontiers à ses amis - et maintenant à sa belle-fille - des anecdotes tirées de sa longue carrière d’expert auprès du musée du Prado, des histoires de vrais et de faux tableaux, d’originaux et de copies, au point que le fils doute même de la valeur réelle de la collection de son père.
« Toute relation personnelle est toujours une accumulation de problèmes, de résistances, mais aussi d’offenses et d’humiliations. » Comme dans Macbeth, dans la vie, « la personne qui nous pousse à agir se trouve aussi derrière nous, et (…) nous chuchote aussi des mots à l’oreille peut-être sans que nous la voyions, la langue est son arme et c’est son instrument (…) » Juan, que perturbe son statut d’homme marié, s’interroge sur ce que fait sa femme pendant ses absences, sur cette vie secrète qu’ils ont l’un et l’autre, en particulier quand il s’absente pour deux mois, en mission à New York, où il loge chez une amie. Mais c’est ensemble, quand ils apprennent incidemment que Ranz, en réalité, était veuf pour la seconde fois quand il a épousé la mère de Juan, qu’ils vont aller à la recherche de réponses, quitte à s’y brûler. Leur cœur en sera moins blanc, et Juan qui se sentait « comme un enfant paresseux ou malade qui regarde le monde depuis son oreiller ou sans franchir le seuil » va connaître le « silence de la vie adulte, ou peut-être masculine ». Il est vrai qu’à tout homme est secret le point de vue de la femme, et vice-versa.
Dans le long monologue intérieur de Juan – il y a dans ce roman forcément bavard des passages très « nouveau roman », riches en descriptions, énumérations, répétitions obsessionnelles -, le récit lui-même est mis en question, voire le langage. « Raconter déforme », écrit Marías, et change les faits non en connaissance, mais en reconnaissance, « car la seule vérité est celle que l’on ne connaît ni ne transmet, celle que l’on ne traduit pas en mots ou en images, celle qui est cachée et non vérifiée (…) » Dans cette thématique du dit et du non-dit, au fur et à mesure que le narrateur rabâche, le lecteur, s’il est patient, découvre peu à peu les connexions entre les scènes clés du roman, dont la structure en spirale finit par toucher la cible.