Le jardin était d’orangers, l’ombre bleue, des oiseaux pépiaient dans les branches. Le grand vaisseau, tous feux allumés, avançait lentement, entre ces rives silencieuses. Qu’est-ce que la couleur, se demanda celui qui venait de pousser la petite porte basse, dont le bois s’effritait, s’en allait par plaques après tant d’années, tant de pluies. Peut-être est-elle le signe que Dieu nous fait à travers le monde, parce que de ce vert à ce bleu ou à cet ocre un peu rouge c’est en somme comme une phrase mais qui n’a pas de sens, et qui donc se tait, comme lui ? Le bateau s’était arrêté, mieux visibles étaient maintenant toutes ces personnes qui allaient et venaient sur un des ponts, silhouettes noires au-dessus de petites flammes, dans des fumées. Mais le monde n’a pas de couleurs, comme on le croit si naïvement, se dit-il encore, c’est la couleur qui est, seule, et ses ombres à lui, lieux ou choses, ne sont que la façon qu’elle a de se nouer à soi seule, de s’inquiéter de soi, de chercher rivage. La nuit tombe, le jour se lève, mais c’est toujours le même bleu, parfois gris, ou le même rouge à travers les heures, n’est-ce pas ? Et quant aux mots ! — On descendait du bateau, déjà, des enfants, beaucoup d’enfants qui couraient en tous sens, riaient, puis une femme âgée, la tête ceinte de flammes, puis un vieillard au bras d’un jeune homme, vêtu de blanc. Et combien d’autres encore ! Mais lui, déjà, cet autre arrivant, ne regardait plus, qui avançait tout pensif dans le jardin des orangers, sur le sable.
[…]
Yves Bonnefoy, « Lis le livre ! » in La vie errante,
Les planches courbes, Poésie/Gallimard, 2020
Gustave Caillebotte, Les orangers, 1878
Commentaires
Peu importe les couleurs, ce sont les harmonies et les combinaisons qui nous enchantent; je me suis toujours demandé comment les aveugles qui n'ont jamais vu le monde en couleurs le pensent. Merci Tania, bonne nouvelle semaine!
C'est magnifique, je viens de recevoir un livre de Bonnefoy et je m'y plonge à petites goulées
Sublime écriture, les évocations sont d'une force pénétrante, les mots s'invitent dans notre esprit et y restent longtemps longtemps... C'est vraiment très beau, ainsi que le tableau de Caillebotte, merci pour ces cadeaux Tania. Je t'embrasse. brigitte
Ah, Caillibotte. Il est tellement sous-estimé.
Chaque lecture de Bonnefoy est un enchantement. Ses mots sont comme le souffle de la vie.
Quel plaisir de lire encore et encore les mots de Bonnefoy.
Cette page est superbe, merci, tellement.
Quel style ! C'est vraiment très beau et me donne envie de mieux connaître Bonnefoy.
Quant à Caillebote, c'est un peintre que j'aime beaucoup depuis que je l'ai découvert au musée d'Orsay.
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