« Malgré cela il faut se rappeler que l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitié, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer. »
Marcel Proust, Le côté de Guermantes
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« Malgré cela il faut se rappeler que l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitié, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer. »
Marcel Proust, Le côté de Guermantes
« Une fois passés ces livres de la jeunesse et de la jouissance sensible que sont Du côté de chez Swann et A l’ombre des jeunes filles en fleurs », écrit Anne Simon dans le Magazine littéraire – pour elle, Proust est tout sauf un écrivain du bonheur. Le côté de Guermantes s’ouvre sur le pépiement matinal des oiseaux, « insipide à Françoise » qui se sent en exil dans le quartier calme où la famille du narrateur a déménagé, mais il sera riche en pertes et en désillusions.
Le personnage d'Oriane, duchesse de Guermantes (Valentine Varela dans le téléfilm de Nina Companeez)
doit beaucoup à la comtesse Greffulhe © FRANCE 2 - Jacques Morell / Cine Mag Bodard
Lui aussi a du mal à s’habituer à un nouveau cadre, et Proust le dit d’une manière très drôle : « pareil à un boa qui vient d’avaler un bœuf, je me sentais péniblement bossué par un long bahut que ma vue avait à « digérer » ! C’est parce que sa grand-mère n’est pas bien que ses parents ont emménagé dans un appartement qui dépend de l’hôtel de Guermantes à Paris, où vit aussi la marquise de Villeparisis.
Et ainsi le nom de « Guermantes », reflet de lanterne magique et vitrail d’église à Combray, va perdre ses couleurs et sonorités anciennes pour prendre de nouvelles teintes. D’abord avec la duchesse de Guermantes, réputée pour son élégance, dont il guette l’apparition quand elle monte dans sa calèche, inaccessible.
Ce qui l’obsède à présent, c’est d’être un jour reçu chez elle, malgré la morgue de son mari, qui reproche à Jupien, ancien giletier qui a sa boutique dans leur cour, de lui dire « Monsieur » et non « Monsieur le Duc ». Françoise et Jupien vont bientôt s’entendre et ainsi le Narrateur apprend bien des choses sur les Guermantes, comme le riche mariage de son ami Saint-Loup qui serait presque décidé.
Une des plus belles descriptions de Mme de Guermantes est sans doute celle du gala à l’Opéra. Le jeune homme, de son fauteuil, y assiste aux allées et venues des aristocrates. La princesse de Parme a placé ses amis dans les loges, balcons, baignoires : « la salle était comme un salon où chacun changeait de place, allait s’asseoir ici ou là, près d’une amie. » La perfection de la Berma le surprend, à mille lieues de sa déception la première fois qu’il l’avait entendue.
La princesse de Guermantes est belle « comme une grande déesse » couverte de perles, mais lorsqu’arrive la duchesse de Guermantes, c’est comme si celle-ci « avait voulu lui donner une leçon de goût » : « une simple aigrette », « un flot neigeux de mousseline sur lequel venait battre un éventail en plumes de cygne » et ensuite la robe, moulante et sobre, d’un raffinement « exquis ».
Quelle n’est pas sa surprise, tandis qu’il la contemple, de voir soudain la duchesse, qui ne l’a vu qu’une fois, agiter sa main gantée de blanc dans sa direction et faire « pleuvoir sur (lui) l’averse étincelante et céleste de son sourire ». Tous les matins dorénavant, il sort pour la voir partir en promenade. Elle est sa nouvelle femme « idéale » et il faudra le bon sens de Françoise pour lui faire savoir qu’elle est excédée de le trouver sur son chemin.
Le Narrateur a beaucoup à apprendre des rapports sociaux, il va comprendre peu à peu que l’autre « est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer ». Un séjour à Doncières, pour voir Saint-Loup, neveu de la duchesse, va lui changer les idées ; il ose un soir le prier de parler de lui en bien à sa tante que son ami appelle « cette brave Oriane ».
Le côté de Guermantes conte comment cette obsession de s’introduire dans « la première maison du faubourg Saint-Germain » mène le Narrateur à y être reçu et à en découvrir l’envers : antidreyfusisme, conservatisme esthétique – le duc méprise les Elstir qu’il a achetés, la duchesse se moque de Maeterlinck –, rivalités entre nobles, niaiseries, médisances, voire méchanceté inhérentes au fameux « esprit » des Guermantes.
Mais c’est aller trop vite dans ces six cents pages. Avant cela, il fréquente le salon de Mme de Villeparisis, trop intelligente pour cette société élégante. Avant cela, Saint-Loup lui présente sa maîtresse – il reconnaît sans rien dire la Rachel croisée dans une maison de passe. Avant cela, M. de Charlus souffle le chaud et le froid. Mais surtout, le Narrateur voit sa grand-mère mourir. Albertine vient lui rendre visite, se laisse caresser cette fois, alors qu’il ne pense qu’à son rendez-vous avec Mme de Stermaria au Bois de Boulogne – manqué.
Le côté de Guermantes décrit une « Cène sociale » éblouissante et décevante : « On ne disait que des riens, sans doute parce que j’étais là (…) ». En compagnie du Narrateur, on écoute des manières de parler, des vacheries, des généalogies, on regarde le mobilier, les chapeaux… Et on s’attarde avec lui, qui distingue mieux à présent ses désirs imaginatifs des femmes réelles, devant des poiriers en fleurs tels des anges ; on sursaute avec lui de voir Bloch renverser les fleurs que peint à l’aquarelle la charmante marquise de Villeparisis ; et on regarde le Narrateur soudain hors de lui se venger sur un chapeau haute forme de l’énorme scène que lui a faite le baron de Charlus.
Le côté de Guermantes se termine par une invitation chez la princesse de Parme, si inattendue qu’il se rend chez le duc et la duchesse pour vérifier que ce n’est pas une erreur. Mais eux, qui se préparent pour un bal costumé, ne veulent rien savoir ni du cousin mourant qui pourrait les priver de leur soirée, ni de Swann, qui décline leur offre de les accompagner en Sicile et leur annonce sa fin prochaine. Le duc : « Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des médecins, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous ! »
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« Elstir et moi nous étions allés jusqu’au fond de l’atelier, devant la fenêtre qui donnait derrière le jardin sur une étroite avenue de traverse, presque un petit chemin rustique. Nous étions venus là pour respirer l’air rafraîchi de l’après-midi avancé. Je me croyais bien loin des jeunes filles de la petite bande, et c’est en sacrifiant pour une fois l’espérance de les voir que j’avais fini par obéir à la prière de ma grand’mère et aller voir Elstir. Car où se trouve ce qu’on cherche on ne le sait pas, et on fuit souvent pendant bien longtemps le lieu où, pour d’autres raisons, chacun nous invite ; mais nous ne soupçonnons pas que nous y verrions justement l’être auquel nous pensons. Je regardais vaguement ce chemin campagnard qui, extérieur à l’atelier, passait tout près de lui mais n’appartenait pas à Elstir. Tout à coup y apparut, le suivant à pas rapides, la jeune cycliste de la petite bande avec, sur ses cheveux noirs, son polo abaissé vers ses grosses joues, ses yeux gais et un peu insistants ; et dans ce sentier fortuné miraculeusement rempli de douces promesses, je la vis sous les arbres adresser à Elstir un salut souriant d’amie, arc-en-ciel qui unit pour moi notre monde terraqué à des régions que j’avais jugées jusque-là inaccessibles. »
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs
Poursuivons A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Lorsque Saint-Loup s’apprête à quitter Balbec pour la garnison, le Narrateur perçoit pour la première fois la « tache singulière » de cinq ou six « fillettes » d’allure différente, « une bande de mouettes », l’une poussant sa bicyclette, deux autres avec des clubs de golf. Un festival de métaphores décrit la petite bande où se focalise son désir d’un bonheur « inconnu et possible », « ces jeunes fleurs qui interrompaient en ce moment devant (lui) la ligne du flot de leur haie légère, pareille à un bosquet de roses de Pennsylvanie, ornement d’un jardin sur la falaise ».
James Abbott McNeill Whistler, Bleu et argent : Trouville, 1865 (Freer Gallery of Art, Washington)
Le nom de « la petite Simonet » lui vient aux oreilles, il ignore qui elle est. Au restaurant de Rivebelle où il se rend le soir avec Saint-Loup obsédé par sa maîtresse, il s’enivre de musique, de porto, du mélange de demi-mondaines et de gens du monde, voire d’un servant « très grand, emplumé de superbes cheveux noirs » qui fait penser à un grand ara.
Un autre soir, ils aperçoivent là Elstir, le peintre ami de Swann, lui font remettre une lettre d’admiration. Quand Elstir s’en va, il s’arrête à leur table et invite à son atelier de Balbec – « Saint-Loup cherchait à plaire, Elstir aimait à donner, à se donner. » Mais obsédé par les jeunes filles, le jeune homme passe ses journées à les chercher, jusqu’à ce que sa grand-mère insiste pour qu’il aille rendre visite au peintre.
L’atelier d’Elstir est loin de la digue, dans une nouvelle avenue. Le jeune homme y regarde des marines sans démarcation entre terre et mer, des toiles plus anciennes, découvre « les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement. ». Quand il se dit déçu de l’église de Balbec, le peintre s’étonne et explique la beauté du porche sculpté. Soudain, de la fenêtre de l’atelier, son hôte aperçoit la jeune fille tant recherchée : Albertine Simonet. Elstir connaît la « petite tribu », des filles d’industriels, d’hommes d’affaires.
Ensuite le Narrateur remarque une aquarelle : une jeune femme « aussi fraîchement peinte que la fourrure d’une chatte, les pétales d’un œillet, les plumes d’une colombe ». De sexe ambigu, elle porte le nom de « Miss Sacripant », et Elstir la dissimule à l’arrivée de sa femme.
Albertine incarne désormais la figure la plus désirée, jamais la même – « impossible à atteindre ». Les « Albertines imaginées » et la réelle se succèdent dans ses pensées. Quand il demande à Elstir une photo de « Miss Sacripant », son intuition se confirme : c’est bien Odette avant son mariage, Elstir n’est autre que le « M. Biche » des Verdurin.
Pour le départ de Saint-Loup, le Narrateur suggère à sa grand-mère un cadeau si bien choisi que son ami en devient « écarlate de reconnaissance ». Robert lui envoie bientôt une lettre très tendre – « ce second visage qu’un être montre quand il est absent ».
C’est à l’atelier d’Elstir qu’il est enfin présenté à Albertine, « médiocre et touchante » par rapport à « la mystérieuse Albertine en face de la mer ». Ils se revoient sur la digue, elle lui présente Andrée, la grande aux yeux clairs, et le renseigne sur les gens qu’elle connaît. Il apprend que Saint-Loup est fiancé.
Par elle encore, il découvre « le goût sûr et sobre des choses de la toilette » d’Elstir – sa femme s’habille avec une simplicité coûteuse. Ils se voient tous les jours, il se fait beau pour la rencontrer. Andrée est plus fine et plus affectueuse qu’Albertine. A présent le Narrateur apprécie les jours ensoleillés, les yachts, les courses, les toilettes et les ombrelles.
Il découvre ce qu’est du « linon blanc », comment la lumière et l’ombre architecturent les falaises en haut desquelles il pique-nique avec la petite bande, participe à leurs jeux. Charmé par leur compagnie, il renonce à rendre visite à Saint-Loup (il le justifie par un devoir en tant qu’artiste de vivre pour lui-même, contraire sans doute à l’amitié).
Andrée l’enchante par sa culture. Albertine écrit au crayon : « Je vous aime bien. » Lui vibre « comme une ruche » : « c’était avec elle que j’aurais mon roman ». Elle est neuve à chaque apparition. Les mains d’Andrée sont plus belles, Albertine plus sensuelle. Elle le trouble tant qu’il se ridiculise au jeu du furet pour toucher sa main. « Je savais maintenant que j’aimais Albertine ; mais hélas ! je ne me souciais pas de lui apprendre. »
Il feint même de préférer Andrée. Puis un soir, Albertine couche au Grand-Hôtel et lui donne rendez-vous dans sa chambre. Quand il se penche pour l’embrasser, elle tire la sonnette de toutes ses forces. « Mes rêves l’abandonnèrent dès qu’ils cessèrent d’être alimentés par l’espoir d’une possession. »
Albertine ne lui en tient pas rancune et quand il lui dira ne pas comprendre sa réaction, protestera au nom de l’amitié. Il se tourne alors vers ses amies. Andrée est trop semblable à lui (intellectuelle, nerveuse, maladive) et il préfère finalement la compagnie de toute la petite bande. C’est la fin de la saison. Albertine part la première à Paris, l’hôtel est déserté.
Lui aussi va rentrer, conscient d’avoir trop peu profité de Balbec, désireux d’y revenir dans cette même chambre où sa grand-mère, quand il n’a pas dormi, l’oblige à rester couché jusqu’à midi. Alors, c’est le beau moment du lever, des étoffes enfin détachées pour laisser passer le jour d’été, comme « une somptueuse et millénaire momie (…) embaumée dans sa robe d’or ».
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« On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. »
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs