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écrivain belge - Page 13

  • Menace

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    « Je ne puis plus me passer de les regarder vivre, de mesurer leurs gestes, de surprendre leur moindre déplacement dans le paysage. Leurs journées ont remplacé les miennes et l’écho de leurs voix résonne au fond de mes nuits. J’ai su dès le premier instant qu’une lancinante menace plane sur ce tableau de la jeunesse, de la beauté et du bonheur. Quelque chose va se passer ici, enfin, dont je serai le témoin inéluctable. »

     

    André-Marcel Adamek, Le maître des jardins noirs

     

  • Les jardins noirs

    André-Marcel Adamek signe avec Le maître des jardins noirs (1993) un « micro-roman ». Ce genre est né à Bruxelles en 1992, explique une note de l’éditeur Bernard Gilson (Pré aux sources), et se veut « rapide, efficace, se préoccupant des valeurs humaines », en cent vingt pages.

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    Paula Modersohn-Becker, Fossé dans le marais, vers 1900

    Rachel appelle son mari : « Viens vite, ils arrivent ! » Tous deux guettent derrière leur fenêtre aux vitres teintées l’arrivée inattendue de nouveaux voisins à Champleure, sous la pluie : l’homme d’abord, la quarantaine, puis sa femme, qui pose le pied dans une grande flaque d’eau boueuse qui l’éclabousse jusqu’aux cuisses – son mari l’essuie sous sa jupe. Trois enfants sortent ensuite de l’auto, une fillette pâle et rousse, deux gamins, l’un blond, l’autre noir de cheveux – pas du même père, déclare aussitôt Rachel. 

    Simon est souvent exaspéré par les bêtises que dit sa femme, mais lui aussi, en suivant les allées et venues du déménagement, pense que leurs voisins ont été bien naïfs en achetant cette vieille ferme aux murs suintant d’humidité en hiver. Pour en savoir plus, il ordonne à sa femme de leur porter du lait et des œufs le lendemain matin, et de bien ouvrir ses oreilles.

     

    Le récit alterne les points de vue : en écho aux observations de Simon, revoici au chapitre deux l’arrivée dans la maison, cette fois vécue par Anaïs, la mère. Quentin et elle espéraient un temps plus clément pour faire découvrir leur nouvelle maison aux enfants ; heureusement la découverte du grenier les enchante, et tant pis si l’eau ruisselle du toit sur le mur d’ouest.

     

    A sa première visite, Rachel constate que la petite Yolande est « idiote » et ne sait dire que « lalalalala ». Elle trouve que la nouvelle voisine, bien que maquillée et parfumée « comme une cocotte », s’occupe bien de tout et de tous, elle juge Quentin plus taiseux, pas moyen de lui tirer les vers du nez. De son côté, Maurice, le fils aîné, trouve que Rachel, petite et boulotte, ressemble à la « femme d’un Indien » avec ses cheveux poivre et sel rassemblés en longue natte « jusqu’à la croupe ».

     

    Bientôt Quentin ramène avec les courses un chiot « redoutable ennemi des rats » (ils en ont vu passer dans le grenier), blanc et noir, « un des derniers survivants de la race des terriers champenois », lui a-t-on dit. Pour que Yolande puisse l’apprivoiser, ils le nomment « Lala ». Il aura son rôle à jouer.

     

    Rachel et Simon continuent leur guet à la fenêtre, critiquent le choix du chien, décortiquent la lessive qui ne cache rien du linge intime, observent l’ardoisier appelé à la rescousse. Simon pense aux « jardins noirs », deux cents hectares à trois kilomètres du hameau, de l’autre côté de la vallée, des terres laissées en friche depuis la peste qui a ravagé le village en 1709. Rien ne pousse aux alentours, personne ne s’en approche par crainte de vieilles malédictions et des vipères qui logent dans les décombres.

     

    Le décor ainsi planté, Adamek peut tisser son histoire où se mêlent les événements joyeux, comme l’épanouissement de Yolande dont Lala a fait sa favorite et sa protégée, les beaux mois d’été, les promenades, l’enthousiasme des garçons au contact de la nature, et les motifs d’inquiétude : l’ardoisier mécontent de leur projet d’installer deux ânes dans la pâture qu’il convoitait, la santé de Quentin qui doit se ménager en attendant qu’il se présente un cœur à lui greffer, le regard de M. Simon sur Anaïs qui se sent observée, surtout le soir.

     

    Les nouveaux venus s’étonnent de l’intérêt de leurs voisins, alors qu’on dit les gens plutôt fermés et méfiants dans la région. Par petites touches, au travers des activités quotidiennes des uns et des autres, le lecteur va en apprendre davantage sur les secrets, les obsessions, les fantasmes, jusqu’à découvrir au-delà des légendes locales quel est Le maître des jardins noirs. Ecrivain belge, André-Marcel Adamek (1946-2011) réussit dans ce roman court à semer peu à peu le trouble et à nous attirer dans les filets du conte, mêlant réalisme et tension psychologique.

  • Du temps

    Dans l'eau qui coule à petit bruit,
    Dans l'air du temps qui souffle à petit vent,
    norge,oeuvres poétiques,littérature française,belgique,écrivain belge,poésie,langage,cultureDans l'eau du temps qui parle à petits mots
    Et sourdement touche l'herbe et le sable ;
    Dans l'eau du temps qui traverse les marbres,
    Usant au front le rêve des statues,
    Dans l'eau du temps qui muse au lourd jardin,
    Le vent du temps qui fuse au lourd feuillage
    Dans l'air du temps qui ruse aux quatre vents,
    Et qui jamais ne pose son envol,
    Dans l'air du temps qui pousse un hurlement,
    Puis va baiser les flores de la vague,
    Dans l'eau, dans l'air, dans la changeante humeur
    Du temps, du temps sans heure et sans visage,
    J'aurai vécu à profonde saveur,
    Cherchant un peu de terre sous mes pieds,
    J'aurai vécu à profondes gorgées,
    Buvant le temps, buvant tout l'air du temps
    Et tout le vin qui coule dans le temps.

    NorgeCris  (La belle saison, 1973)

  • Les mots de Norge

    « Lorsque des familiers de Norge se donnent la joie de révéler son œuvre à des amis qui l’ignorent encore, ils se trouvent tellement habités par leur sujet qu’ils cherchent à tout dire à la fois du poème et du poète. » Ainsi commence l’introduction de Jean Tordeur au gros volume des Œuvres poétiques (1923-1973) de Norge publiées chez Seghers en 1978. 

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    Je suis parfois surprise que de grands écrivains belges de langue française, comme Marie Gevers dont j’ai parlé récemment, soient inconnus hors de Belgique, même de nom. Est-ce dû à cet étiquetage fallacieux de littérature « francophone » qui pose une frontière entre la littérature française de France et celle d’ailleurs ?

    Né à Bruxelles, Georges Mogin dit Géo Norge (1898-1990), d’abord voyageur de commerce, – dans le textile et non le bois, comme Marcel Thiry, autre poète marchand – a passé la seconde moitié de sa vie en France, dans le Midi, où il s’est installé définitivement comme antiquaire à Saint-Paul de Vence. Bruxelles, le Hainaut, l’Ardenne, le paysage méditerranéen l’ont inspiré, mais surtout le langage, son royaume. 

    Dans ses Œuvres poétiques, le tout premier poème annonce la couleur : Norge joue avec les mots, le rythme, mêle humour et sérieux, sentiments et saveurs.

    La pêche du poème

    Leurre comme tout et tous
    mais je goûte quand même
    belle,
    la belle tentation de dire.

    O, si confusément tiré des limbes
    cérébraux : poème :
    poisson un peu étrange
    et féerique à travers
    les rutilances de l’aquarium
    et le cohue de l’eau.

    Scintille et sois né !

    Or, voici la phrase – illusion optique –
    si fièrement et drôlement indigente
    et non dite.

    (27 Poèmes incertains, 1923) 

    De petits traits au crayon, des croix, marquent dans la table des matières de ce gros recueil tout blanc les poèmes les plus souvent relus. C’est sur ces traces que je vous entraîne – que dire d’un poète sinon de se mettre à son écoute ?

    Réveil

    Le petit jour poreux
    qui efflue,
    réhabite
    nos vitreuses pensées

    On s’entoge encore une fois
    du faux habit de soi-même.

    On replâtre le masque d’hier
    à ce visage trop frileux
    de sa nudité.

    On reprend sa vie – pliée
    sur un fauteuil
    au pied du lit –
    comme un vêtement qu’on soigne.

    On inventorie la risqueuse
    monnaie des paroles qu’il faudra dire,

    la trouble marchandise
    des gestes qu’il faudra faire.

    Pour demeurer la dupe
    de son signalement.

    Et chacun trouve naturel
    de n’être pas devenu
    un autre.

    (Plusieurs malentendus, 1926)  

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    http://www.musicme.com/#/Norge/albums/Jeanne-Moreau-Chante-Norge-5060281616180.html

    Jeanne Moreau a chanté Norge. Plus d’un poème chante ou se dit chanson : chansons gaies, chansons graves, aux titres terre à terre ou plus secrets. Vers courts et vers longs, vers libres, poèmes en prose, hors des modes et des conventions en tous genres.

    Les pigeons

    Les paroles de Lucie, c’était comme un lâcher de pigeons. De pigeons blancs. Je les regardais monter dans le bleu du ciel ; la lumière jouait sur leurs plumes. Par trois, par six, par dix, ils tournaient, ils filaient dans toutes les directions. Et ces mouvements d’ailes !  Alors, vous ne répondez pas ? dit-elle. Moi, j’admirais, j’étais charmé. Comment ? Il fallait écouter aussi ! Et répondre.

    (Les Oignons, 1956)  

    Servez-vous au buffet : sa poésie est diverse. Pour faire connaissance avec Norge, Remuer ciel et terre est une bonne anthologie de poche. Rappelez-vous : Colo vous en a proposé quelques poèmes et les a même traduits en espagnol, à relire sur Espaces, instantsVous trouverez Norge aussi en Poésie/Gallimard. 

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    Pour finir

    Le savez-vous, chez ce peuple d’oiseaux,
    La mode fut qu’on se coupât les ailes ;
    Pourquoi de l’aile, on ne volait plus guère,
    On mangeait trop et l’on marchait si peu
    Que pour finir on se coupa les pattes.
    Quant à chanter, le fait devint si rare
    Que pour finir, on se coupa la gorge.

    (Bal masqué parmi les Comètes, 1972)

  • Vous m'avez dit

    Vous m'avez dit, tel soir, des paroles si belles

    Que sans doute les fleurs, qui se penchaient vers nous,

    Soudain nous ont aimés et que l'une d'entre elles,

    Pour nous toucher tous deux, tomba sur nos genoux. 

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    Vous me parliez des temps prochains où nos années,

    Comme des fruits trop mûrs, se laisseraient cueillir ;

    Comment éclaterait le glas des destinées,

    Comment on s'aimerait, en se sentant vieillir. 

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    Votre voix m'enlaçait comme une chère étreinte,

    Et votre cœur brûlait si tranquillement beau

    Qu'en ce moment, j'aurais pu voir s'ouvrir sans crainte 

    Les tortueux chemins qui vont vers le tombeau.


    Emile Verhaeren, Les heures d'après-midi