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  • Curiosité

    Une jeune serveuse fascinée par un peintre, une comédienne qui entre peu à peu dans son rôle, une fille de dix-neuf ans curieuse et qui ose… C’est Lily, dans L’envoûtement de Lily Dahl (1996) de Siri Hustvedt.

    Par la fenêtre de son appartement, Lily observe dans l’hôtel en face, à une vingtaine de mètres, « dans le rectangle éclairé : un homme très beau, debout devant une grande toile ». Elle sait qu’il s’appelle Edouard Shapiro et qu’à Webster (Minnesota), les rumeurs courent sur ce peintre juif new-yorkais.

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    Mabel, la vieille voisine, devine ce qui se passe chez la jeune fille ; les cloisons sont minces. Ancien professeur, elle l’aide à répéter le rôle d’Hermia dans Le Songe d’une nuit d’été, ce dont Lily a bien besoin pour mieux comprendre le texte et le dire, comme on le lui a demandé, d’une voix plus naturelle. « Rappelez-vous ceci : Hermia n’est ni plus ni moins que les mots sur la page. Les dire, c’est être elle. C’est aussi simple que ça. La qualité de votre jeu dépend, néanmoins, de votre capacité à donner corps au langage. Et ça – Mabel pointa l’index vers Lily –, c’est spirituel. »

    A l’Idéal-Café, où elle travaille pour financer ses études universitaires, Lily connaît vite les habitudes des solitaires qui viennent y prendre tôt leur petit déjeuner, elle se sent bien dans cet endroit même si elle y est parfois l’objet d’une attention gênante. Le jeune Martin Petersen la regarde fixement, les frères Bodler s’y installent repoussants de crasse. Hank, son ancien petit ami policier, rôde dans les parages. Vince, le patron, la surveille.

    A ses heures libres, Lily retourne dans la campagne aux abords de la ville, où elle a vécu enfant. Elle aime fouiner près des fermes. Celle des Bodler l’attire particulièrement, à cause de l’histoire obscure d’Helen Bodler, aux ossements retrouvés là des années après sa disparition jamais élucidée. Dans le garage ouvert traîne une valise. Pourquoi ne peut-elle s’empêcher d’entrer, de l’ouvrir, d’y voler une paire de souliers blancs en cuir qui lui vont bien ? Lily l’impulsive se laisse envoûter, ensorceler, enchanter, tantôt par les gens, tantôt par les choses.

    Rentrée chez elle, le soir, les chaussures blanches aux pieds, elle offre à Shapiro qui regarde vers chez elle un surprenant strip-tease. Il y répond : un duo d’opéra traverse la rue. « Don Giovanni », dira Mabel le lendemain matin. Lily ne connaît pas Mozart, et entend parfois sans les comprendre « un flot de phrases pleines de noms de gens dont Lily ne savait rien. » Entre elle et Shapiro, quelque chose a commencé.

    Mabel est à plus d’un titre l’initiatrice dans l’apprentissage de Lily. Vieille femme solitaire et sans enfant, elle devient une confidente. Au retour d’une expédition nocturne d’où Lily rentre sale et blessée, Mabel la soigne. Elle lui parle des mains de sa mère, des livres, du fameux Christ mort de Grünewald devant lequel elle s’est évanouie comme Dostoïevski, de « la grande vie passionnée, pleine de risques, de beauté et de douleur » qu’elle voulait vivre. Et quand Lily lui demande si telle a été sa vie : « Je crois que ce n’est pas tant ce qui arrive dans la vie que la façon dont on se représente ce qui arrive, dont on colore les événements. »

    Si les allées et venues chez Shapiro provoquent bien des commérages, Lily découvre qu’en réalité il peint des portraits, de personnes marginales qui acceptent de lui raconter, pendant des heures et des jours, leur histoire, qu’il résume en cases narratives en haut de la toile. Quand le peintre invite Mabel à poser pour lui, Lily, de l’autre côté de la rue, regarde celle-ci parler sans fin. Shapiro a besoin de ces paroles pour entrer dans l’intime, qui fera la vérité des portraits. Même si elle reconnaît que les toiles ont « du caractère », Lily ne l’acceptera pas toujours : « Ils te parlent de leurs parents et de leurs amours, et même de leurs fantasmes secrets, et tu absorbes tout ça comme une grosse éponge – au nom de l’art. »,

    Il y a des drames dans L’envoûtement de Lily Dahl, plein de personnages qu’Hustvedt fait parfois passer au premier plan, et qui nous surprennent. Il y a des rapprochements et des séparations, de la joie et de la douleur. Lily est au cœur du récit « un cerveau brûlant qui perfore l’univers ».

  • D'une maison à l'autre

    Three junes - Jours de juin (2002), le premier roman de Julia Glass, s’ouvre dans la collection Points sous une belle couverture de plumes colorées, allusion à Felicity, l'attachant perroquet femelle confié à Fenno McLeod, le protagoniste des trois temps de l’intrigue, d’une maison à l’autre, dans la dernière décennie du vingtième siècle. Un bon livre pour commencer l’été.

    C’est à Tealing, la maison des McLeod, que Paul a réalisé le rêve de sa femme : une grande demeure campagnarde, des fils, un élevage de collies, la première passion de Maureen. L’aîné, Fenno, et les deux jumeaux, Dennis et David, s’y retrouvent pour accompagner leur mère qu’un cancer va emporter. Fenno a quitté l’Ecosse et ouvert une librairie à Manhattan. Paul se sent mal à l’aise quand il voit revenir son fils homosexuel en compagnie de Mal, amaigri par le sida.

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    Juin 1989. Peu après la mort de sa femme, Paul s’est décidé à découvrir la Grèce, ses îles. Parmi ses compagnons de voyage, une jeune femme, Fern, retient son attention. Il aime la regarder dessiner, converser avec elle. A propos de Paris où elle séjourne grâce à une bourse, elle se montre moins enthousiaste qu’il ne l’imaginait à son âge : « Ce que je veux dire, c’est que les gens traînent leur vieille existence partout où ils vont. Il n’existe pas d’endroit assez parfait pour vous en débarrasser. » Paul aimerait errer d’île en île, et pourquoi pas, s’y trouver « une petite maison sur une colline surplombant des terrasses plantées d’oliviers et la mer Egée ».

    Juin 1995. Les McLeod reviennent à Tealing pour les funérailles de leur père. Dennis, excellent cuisinier, et son impeccable épouse française ont trois filles. David, qui a hérité de sa mère la passion des animaux, s’est marié avec Lillian qui l’aide à la clinique vétérinaire, mais ils n’arrivent pas à avoir d’enfant. En préparant la réception des funérailles, Fenno les observe et se sent, comme toujours, différent, coupé de certaines choses, même si d’autres lui ont été données. La chance de vivre de sa passion pour les livres, grâce à sa librairie spécialisée dans les ouvrages sur les oiseaux ; l’amitié de Mal – le personnage le plus fascinant du roman, Malachy Burns, l’impitoyable critique musical du New York Times, occupe dans l’immeuble en face un intérieur merveilleusement raffiné ; la compagnie de Felicity, l’incroyable cantatrice aux plumes rouges et mauves que Mal, trop malade, ne peut garder chez lui. Plus compliqués sont les rapports de Fenno avec Tony, un photographe qu’il a rencontré devant une minuscule maison blanche inattendue dans New York, et qui passe sa vie à garder le domicile des autres en leur absence. A Tealing, Fenno l’expatrié est l’objet de toutes les attentions et découvre qu’on attend de lui bien plus que son avis sur le sort à réserver aux cendres de son père. A New York, Mal aussi a besoin de lui.

    Juin 1999. Tony habite une maison près de la mer à Amagansett avec une amie, Fern. La jeune peintre des îles grecques est maintenant graphiste et travaille à des maquettes de livres. Son mari est mort, elle est enceinte d’un autre homme qui n’est pas encore au courant. « Souvent, elle se représente attachée à plusieurs laisses très longues, chacune tenue par un membre de sa famille éparpillée. Elle ressent des tiraillements et des secousses, et n’éprouve jamais un sentiment de totale liberté. » L’arrivée de Fenno et de son frère Dennis à Amagansett va éclairer les relations entre eux tous et faire naître de nouvelles complicités.

    J’ai aimé l’atmosphère de Jours de juin, avec ses personnages entre souvenirs et désirs, entre ici et là, curieux des autres, affectueux avec leurs bêtes, et qui avancent parce que « L’ennui, c’est que si vous vous persuadez que le passé est plus glorieux ou plus digne d’intérêt que l’avenir, vous perdez toute imagination. »

  • Marchand de tableaux

    Le Portrait d’Ambroise Vollard par Renoir (1908) orne la couverture des Souvenirs d’un marchand de tableaux (1937), une somme d’anecdotes qui permet de revivre une époque où l’art était plus qu’aujourd’hui à la portée des amateurs. Si Cézanne et Renoir sont les peintres qu’il a le mieux connus, il en passe beaucoup d’autres dans ces mémoires, que termine un volumineux index.

    Vollard commence par son enfance à l’Ile de la Réunion. Surpris de voir sa tante s’inspirer de fleurs artificielles pour ses aquarelles, alors que celles du jardin sont bien plus belles, il s’en souviendra en apprenant que « les plus somptueux bouquets de Cézanne avaient été peints d’après des fleurs en papier. » Collectionneur précoce, il ramasse des galets, puis des fragments de porcelaine bleue, amoureux déjà des couleurs et de la lumière : « C’est, au coucher du soleil, un brouillard bleu tombant des hauteurs, ouate impalpable qui, en quelques instants, répand l’ombre, une ombre comme faite de ces gris argentés qui enchantent dans les toiles de Whistler. »

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    Etudiant en droit, Vollard préfère à l’étude les flâneries sur les quais, à observer dessins et gravures dans les vitrines parisiennes. Premiers achats. « 1890 ! Quelle époque bénie pour les collectionneurs ! Partout des chefs-d’œuvre et autant dire pour rien. » Attentif aux prix, il les voit grimper en passant d’une main à l’autre et comprend très vite comment faire pour enrichir ses collections et commercer, tandis que le sympathique Père Tanguy, marchand de couleurs, fait crédit aux jeunes peintres.

    Dans la galerie où il s’initie au métier de marchand de tableaux, Vollard constate la défiance du patron envers les peintures nouvelles qu’il lui conseille d’acquérir et se décide à le quitter. « Ecoutez, mon cher Vollard, nous nous quittons bons amis, n’est-ce pas ? Quand vous parlerez d’impressionnisme, je compte sur votre loyauté pour dire que je déteste ça. – Non seulement je prends l’engagement de le dire, mais, si l’occasion se présente, je l’écrirai. Je tiens ma parole. »

    A Montmartre en ces années-là, Vollard fréquente Bonnard, Lautrec, Degas et Renoir si dissemblables. En affaires, il apprend vite ce qu’il convient de dire ou de taire, comment faire monter les prix pour susciter l’intérêt de l’acheteur, comment recueillir l’information qui permet de s’emparer le premier d’œuvres possédées par des gens qui n’ont aucune idée de leur valeur. Ce qui rend ses souvenirs très vivants, ce sont toutes les conversations que le marchand rapporte : bêtises des uns, astuces des autres, propos d’artistes surtout. Renoir : « Avec toutes leurs sacrées histoires de peinture nouvelle, j’aurai mis quarante ans à découvrir que la reine des couleurs, c’est le noir ! » Manet : « Un peintre peut tout dire avec des fruits ou des fleurs, ou des nuages seulement. » - « Je voudrais être comme le saint François de la nature morte ! »

    Vollard rend un bel hommage à Mary Cassatt, la plus discrète des impressionnistes, qui se dépensait sans compter pour le succès de ses camarades sans se soucier de sa propre peinture. Il nous décrit le convoi funèbre de cette artiste généreuse, suivi par le village entier de Mesnil-Beaufrêne, dans l’Oise, en 1926. On jeta des œillets et des roses sur sa tombe – qu’en aurait pensé Degas qui se montrait intransigeant à propos des fleurs qu’il ne supportait qu’au jardin, capable de quitter une table où on l’avait invité s’il s’y trouvait un bouquet ? Odilon Redon, au contraire, avait toujours des fleurs dans son atelier, malgré le dénuement. Il raconte à Vollard une visite chez un ami peintre à la Ruche : « Sur une table, il y avait des tulipes et un livre dont la reliure fatiguée témoignait qu’on le lisait souvent. Je me suis dit : « Voilà qui sonne bien ! » »

    Posant pour Cézanne, le collectionneur-marchand s’endort et s’écroule de la plate-forme préparée par le peintre : « Malheureux ! Vous avez dérangé la pose ! On doit poser comme une pomme. Est-ce que ça remue, une pomme ? » Dans l’atelier de Rodin, à qui Vollard apporte une statuette de Maillol, Bourdelle est là, poussant de réguliers « Rodein ! Le grand Rodein ! » Voyant Rodin donner forme à une boule de glaise, quelqu’un lui demande : « Illustre ami, où puisez-vous toute cette vie qui palpite dans les moindres fragments de votre œuvre ? – Dans la vie elle-même… Je fais de la vie avec la vie ! »

  • Des photos au musée

    L’extension récente du Musée de la Photographie à Charleroi était un bon prétexte pour enfin découvrir ses collections. Cela vaut le déplacement. Au carrefour d’une avenue fort passante, derrière un bosquet de bouleaux, seules les briques rouges de la façade ancienne apparaissent dans une pluie d’orage, et une grande photo sur un pignon latéral.

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    Première exposition, « l’abécédaire » noir et blanc d’Hugues de Wurstemberger : « De marques en mesures, de voyages en absences est venu le désir d’en faire un recueil, sorte d’abécédaire : l’arbre, le chat, le soleil et la mouche », peut-on lire près d’une photo de Pauline et Brigitte. Des instantanés évoquent la vie tranquille : deux pieds qui vont se poser sur l’eau, une racine sur une dalle abandonnée dans l’herbe, des chiens au bout de leur chaîne, des enfants, leur grand-mère. Moins familières, ses images ramenées d’Afrique, notamment du Sahara occidental. Sur la photo de quatre pilotes marocains capturés (dixit la légende), on les voit en train d’écrire à leur famille. Fragments de têtes, bras, mains, cigarettes, briquets, et les feuilles de papier noircies d’écritures diverses. Nous sommes en vie, écrivent-ils peut-être (c’est ce à quoi j’ai pensé).

    Par la galerie du cloître, qui a perdu son carrelage mais gardé les boiseries de sa voûte et, près d’une fenêtre, de beaux éviers creusés dans la pierre noire, on arrive aux collections du XIXe siècle. Les vitrines conservent de vieux appareils et instruments, des albums, des portraits richement encadrés, un livre de Darwin, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux (1877), illustré de visages aux mimiques variées. Plus loin, un magnifique visage de fillette au regard plein de défi : The Anniversary, de Julia Margaret Cameron ; des portraits de jeunes femmes silencieuses en longues robes, d’allure préraphaélite, qui font penser aussi aux toiles de Fernand Khnopff, comme les Etudes de jeunes filles de Gustave Marissiaux.

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    Une porte ouvre sur la nouvelle aile du musée, où les baies vitrées révèlent l’architecture contemporaine. Cap sur les XXe et XXIe siècles. Après la palette de gris qu’on appelle le noir et blanc, le monde retrouve ses couleurs. Un ballet de nuages au-dessus d’une route dans l’Arizona, de Stephen Share. Au centre d’un magnifique halo obscur, Lisa Kereszi a saisi une danseuse en rouge sur une scène : elle bouge dans la lumière du projecteur, et son ombre immense sur le mur du fond. Une grande vue de Séoul par Stéphane Couturier est rythmée par les perpendiculaires de grandes poutres métalliques. Une Haie de Manfred Jade nous fait plonger dans le feuillage, un rectangle saturé de verdure. Passer d’un univers à l’autre, sans transition, désarçonne un peu.

    A-t-on suivi ou perdu le sens du parcours ? Voici la section des photographes les plus connus et des moments historiques : visages du Ché, Mort de Martin Luther King, Mai 68, Prague, la jeune fille à la fleur face aux fusils manifestant contre la guerre au Vietnam (Marc Riboud), des portraits saisissants de Diane Arbus. Somptueuse neige de pétales sur une jeune fille et sur le sol sous un cerisier japonais, par Edouard Boubat. Que donnerait cette scène en couleurs - au lieu de tout ce blanc, du rose ? Pourquoi la perception en noir et blanc diffère-t-elle à ce point de la vision en couleurs ? Pourquoi les photographes contemporains se passent-ils encore souvent de ces dernières ? Est-ce pour les effets de lumière, les contrastes, ou pour effectuer leurs propres tirages ?

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    Plein de questions passionnantes accompagnent cette première visite au Musée de la Photographie où l’on se promet de retourner, pour mieux voir. Avant la sortie, encore un coup d’œil à l’exposition de Dave Anderson, Rough beauty, avec un puissant portrait de Ray Wilson. Sur les murs, des maximes : « Rester ici et faire avec », « Le monde n’a pas été fait pour nous devoir quelque chose. Il a été fait pour qu’on y fasse quelque chose. » J’ai souri à la rencontre d’un chat noir et d’un chat blanc.