« On se rappelait aussi sa causerie sur la rose : ce n’était pas un hasard si elle poussait moins haut que l’être humain ; de cette façon, si l’homme voulait la sentir, il devait se baisser, c’est-à-dire s’incliner devant elle. Et il demandait : « Savez-vous devant qui l’homme s’incline lorsqu’il se penche au-dessus d’une rose ? » Si quelqu’un s’empressait de répondre « Quelle question ! Devant la rose, bien sûr ! », il demandait derechef : « S’incline-t-il seulement devant cette rose ou devant toutes celles du jardin ? Ou peut-être devant une rose idéale existant quelque part ? » Une fois qu’il vous aura bien entortillé, il vous avouera qu’il n’a lui-même pas de réponse exacte à cette question et qu’il faut chercher longtemps. Ainsi, il pouvait s’avérer que lorsque vous vous penchiez au-dessus d’une rose, vous vous incliniez devant le jardinier qui l’avait cultivée mais également devant Le Jardinier qui s’était occupé aussi bien de la rose que de son jardinier.
Voilà comment il parlait et à partir d’une petite fleur de rien du tout, il pouvait vous conduire là où il le voulait. Les gens ne se donnaient guère la peine de l’écouter, ils ne comprenaient d’ailleurs pas totalement ce qu’il disait mais sentaient que ce n’était pas si bête que ça. »
Guéorgui Gospodinov, L’homme qui avait plusieurs noms in L’alphabet des femmes