Pause printanière / 6
Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu'il dut porter la main à son cœur. C'est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son arrivée, de l'accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire: "C'est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n'écoutons pas!" tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'étaient réveillés, et à tire d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann – II. Un amour de Swann
(Whistler, Nocturne en gris et or)
Commentaires
Superbe ce nocturne printannier où les souvenirs du bonheur oublié...
" Les refrains oubliés du bonheur" oui le bonheur de lire Proust et Whistler dont je m'aperçois que je ne connais que peu d'oeuvres celle ci est magnifique
toutes ces variations sur une seule petite phrase, une seule toute petite qui traversera les siècles de ses réminiscences littéraires, musicales, picturales, amoureuses. (Whistler et Proust: une harmonie parfaite)