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Kamel Daoud

  • Au coeur

    kamel daoud,zabor ou les psaumes,roman,littérature française,algérie,lecture,écriture,société arabe,culture« Tu écris ce que tu vois et ce que tu écoutes avec de toutes petites lettres serrées, serrées comme des fourmis, et qui vont de ton cœur à ta droite d’honneur.
    Les Arabes, eux ont des lettres qui se couchent, se mettent à genoux et se dressent toutes droites, pareilles à des lances : c’est une écriture qui s’enroule et se déplie comme le mirage, qui est savante comme le temps et fière comme le combat.
    Et leur écriture part de leur droite d’honneur pour arriver à leur gauche, parce que tout finit là : au cœur.
    Notre écriture à nous, au Hoggar, est une écriture de nomades parce qu’elle est toute en bâtons qui sont les jambes de tous les troupeaux : jambes d’hommes, jambes de méhara, de zébus, de gazelles : tout ce qui parcourt le désert.
    Et puis les croix disent que tu vas à droite ou à gauche, et les points, tu vois, il y a beaucoup de points. Ce sont les étoiles pour nous conduire la nuit, parce que nous, les Sahariens, nous ne connaissons que la route, la route qui a pour guide, tour à tour, le soleil puis les étoiles.
    Et nous partons de notre cœur et nous tournons autour de lui en cercles de plus en plus grands, pour enlacer les autres cœurs dans un cercle de vie, comme l’horizon autour de ton troupeau et de toi-même. »

    Dassine Oult Yemma, musicienne et poétesse targuie du début du XXe siècle

    En épigraphe de Zabor ou les psaumes de Kamel Daoud (couverture éd. Barzakh)

     

  • Zabor ou l'écriture

    Dans un style très différent de Meursault, contre-enquête, le dernier roman de Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes est un hymne à l’écriture et à ses pouvoirs. « Ecrire est la seule ruse efficace contre la mort », c’est la conviction et le don de Zabor, fils du premier lit du boucher d’Aboukir, écarté par son père d’abord fier puis honteux de ce fils « qui n’arrêtait jamais de lire », ce qui lui vaut les moqueries de la plupart, de ses demi-frères et des enfants du village.

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    A presque trente ans, célibataire, vierge, Zabor remplit autant de cahiers que de personnes rencontrées dans la journée ou de mourants auprès de qui on l’appelle – « Car, si j’oubliais une personne, elle mourait le lendemain. » En trois parties (Le Corps, La Langue, L’Extase), Daoud raconte comment un enfant repoussé, qui vit dans une maison du bas du village avec sa tante Hadjer et son grand-père, analphabètes, affine peu à peu son rêve d’écrire en faisant l’inventaire de toutes choses puis en repoussant la mort.

    « Que croire, si la vie n’était pas une épreuve imposée par un dieu qui ne parlait que notre langue, mais la conjugaison d’un verbe étranger, venu de la mer, qui sous la main d’un débile de village à la voix de chèvre parvenait à redonner la respiration aux blessés, aux enfants malades empoignés par les fièvres et aux centenaires qui parcouraient, nombreux déjà, les rues du village, avec des sourires béats de nouveau-nés ? »

    Quand Abdel l’appelle au chevet de leur père mourant, Hadj Brahim, riche de ses troupeaux et de douze fils en plus de lui, Zabor désire d’abord la mort de celui qui a répudié sa mère avec lui, nouveau-né, pour mettre fin à la jalousie d’une autre épouse. Lui n’aurait pas d’enfant, « pour briser ce cycle ». Puis il accepte de se rendre une première fois auprès de lui, avec trois heures devant lui pour écrire, mais il sera interrompu et chassé.

    Zabor a été sauvé du malheur par les livres et il donne le titre de ceux-ci à ses cahiers, pour exercer sa « magie douce ». Mais sa différence ne lui permet pas de se mêler aux autres, il dort le jour et sort la nuit. Seule l’écriture donne sens à sa vie, cette mission qu’il s’est donnée de tout répertorier. Il aimerait épouser Djamila, une voisine avec deux enfants que sa répudiation condamne à l’isolement chez elle, mais sa tante, jamais mariée et qui lui voue un amour absolu, cherche à l’en dissuader.

    A quatre ans déjà, l’enfant, alors appelé Ismaël, a été chassé du haut du village, injustement accusé d’avoir poussé un autre au fond d’un puits. Puis tout l’a marqué comme un être à part, un malade : sa voix chevrotante, sa mémoire stupéfiante à l’école, avant d’en être renvoyé, ses évanouissements devant le sang, son refus de manger de la viande – la honte de son père.

    Sur un rythme incantatoire, Kamel Daoud déroule le récit de Zabor (ce nom veut dire « les psaumes » en arabe), de ses apprentissages et de ses douleurs, de ses découvertes et de ses désirs. Tel un « Robinson arabe », il s’est détourné des manuels scolaires et des versets sacrés pour écrire sa propre langue, ivre de joie quand il a trouvé la réponse au manque de livres et de bibliothèque dans son village : il avait ses cahiers pour tout inventorier, décrire, raconter. « Le monde ne doit sa perpétuité qu’à la nécessité de sa description par quelqu’un, quelque part – c’est une certitude. »

    Les mots, la langue, le livre, la calligraphie, l’encre… Tout ce qui se joue dans l’écriture est fouillé dans ce roman qui se veut chant et livre, comme un acte de liberté dans un monde d’exclusions. Obsessionnel, poétique, parfois difficile à suivre, Zabor ou les psaumes est un monologue où l’on peut se perdre sans jamais échapper à la note répétée, tantôt aiguë, tantôt grave. Un roman qui dénonce aussi la condition des femmes, l’obscurantisme religieux, le tabou de la sexualité.

    Sur le site de l’éditeur, Kamel Daoud confie ceci : « J’ai écrit Zabor pour raconter mes croyances : toute langue est autobiographique. Écrire, c’est se libérer ; lire, c’est rejoindre ou embrasser ; imaginer, c’est assurer sa propre résurrection. Le dictionnaire est une escalade du sens. Mais aussi une impasse : les livres sacrés racontent la chute mais ne disent rien du goût du fruit défendu. La langue est dans l’antécédent du mot : le goût. C’est aussi le but de cette fable, rappeler cette hiérarchie.
    L’idée était de sauver la Shéhérazade des Mille et Une Nuits et de reposer la plus ancienne des questions : peut-on sauver le monde par un livre ? Vieille vanité à laquelle le dieu des monothéismes a cédé quatre ou cinq fois. »

    Dans un entretien à RTL, l’écrivain algérien qui donne là un roman très personnel, où la fiction porte ses questions fondamentales, se dit « né dans un monde où le statut de la langue a changé, où c’est l’arabe qui est devenu langue de coercition, de violence contre les libertés et le corps et une langue de mort. » Le français est devenu sa « langue de dissidence ».

  • Cette histoire

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    « J’admire ta patience de pèlerin rusé et je crois que je commence à bien t’aimer ! Pour une fois que j’ai l’occasion de parler de cette histoire… Elle a pourtant quelque chose d’une vieille putain réduite à l’hébétude par l’excès des hommes, cette histoire. Elle ressemble à un parchemin, dispersé de par le monde, essoré, rafistolé, désormais méconnaissable, dont le texte aura été ressassé jusqu’à l’infini – et tu es pourtant là, assis à mes côtés, espérant du neuf, de l’inédit. Cette histoire ne sied pas à ta quête de pureté, je te jure. Pour éclairer ton chemin, tu devrais chercher une femme, pas un mort. »

    Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête

  • Le frère de l'Arabe

    En lisant L’Etranger de Camus, on ne sait pas grand-chose de « l’Arabe » tué par Meursault. Le récit du dimanche fatal, au chapitre VI, multiplie les présages de violence (« le jour, déjà tout plein de soleil, m’a frappé comme une gifle ») avant même la première apparition près de l’arrêt d’autobus du « groupe d’Arabes » en querelle avec Raymond qu’il accompagne ce jour-là avec Marie à la plage : « Ils nous regardaient en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts. » Camus a fait d’eux des figurants, non des personnages. 

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    J’ai donc ouvert Meursault, contre-enquête (2014) avec une grande curiosité pour la manière dont Kamel Daoud, né en 1970, journaliste à Oran (la ville de La Peste), répond à Camus, septante ans après. « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante » : dès le début, l’auteur emprunte au roman source pour l’altérer – paraphrase, commentaire, métaphores –  et fait parler aussi son héros à la première personne : « Je te le dis d’emblée : le second mort, celui qui a été assassiné, est mon frère » (le premier, c’est Meursault, condamné à mort pour son crime).

    Le narrateur est un pilier de bar, comme Clamence dans La Chute. Il raconte à qui veut bien l’écouter ce qui le hante. Ce qui l’a choqué d’abord en lisant Camus, c’est l’absence de nom. « L’Arabe », son frère aîné, s’appelait Moussa. Comme leur père était gardien dans une fabrique, on les appelait « Ouled el-assasse, les fils du gardien. »

    Ce que Daoud écrit dans son roman, c’est leur histoire de famille, vue, vécue par le plus jeune fils qui se souvient, maintenant qu’il est vieux. Sa mère n’a cessé pendant des années de lui relater la dernière journée de Moussa, le fils préféré, avec mille et une variantes, « jusqu’à la rendre hallucinante et presque vivante ».

    Lui se souvient vaguement d’un frère souvent saoul, jouant du couteau, arborant ses tatouages, il voudrait reconstituer le véritable cours des événements, vu qu’il n’avait que sept ans quand Moussa est mort et qu’il n’y a pas eu d’enquête sérieuse après les faits.  Ils ont quitté Alger pour Hadjout (« ex-Marengo »), à 70 kilomètres de la capitale : « Nous avons mis, ma mère et moi, le plus de distance possible entre nous et le bruit des vagues. »

    C’est là qu’au début de l’Indépendance, ils se sont installés dans une maison de colons laissée à leur garde et que sa mère convoitait depuis longtemps. « Tu veux que je te divulgue mon secret – plutôt notre secret, à M’ma et moi ? Voilà, c’est là-bas, à Hadjout, qu’une nuit terrible, la lune m’a obligé à achever l’œuvre que ton héros avait entamée sous le soleil. A chacun l’excuse d’un astre et d’une mère. »

    Disparition du corps de Moussa, obligation de porter ses vêtements, recherche de la maison de l’assassin à Alger, visites à une tombe vide au cimetière – « J’eus donc une enfance de revenant. » Obsédé par la scène de la plage telle que l’a racontée Camus, le frère de l’Arabe s’enivre de vin et de mots, d’hypothèses, de questions autour des silences du récit. Et d’abord que faisait Moussa sur cette plage ?

    Lui-même ne s’est jamais senti « arabe » : « Dans le quartier, dans notre monde, on était musulman, on avait un prénom, un visage, des habitudes. Point. Eux étaient « les étrangers », les roumis que Dieu avait fait venir pour nous mettre à l’épreuve, mais dont les heures étaient de toute façon comptées : ils partiraient un jour ou l’autre, c’était certain. »

    S’il est de l’autre bord, par rapport au « Français », le narrateur ne se reconnaît pas pour autant dans les rites du vendredi, jour qu’il passe au balcon à regarder les gens, la rue et la mosquée. « La religion pour moi est un transport collectif que je ne prends pas. J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé. » Il a horreur des religions qui « faussent le poids du monde ».

    Le roman de Kamel Daoud, s’il explore les non-dits du roman de Camus, parle aussi de l’Algérie actuelle, d’un point de vue tout aussi critique, ce qui vaut à l’auteur toutes sortes d’accusations depuis la publication de Meursault, contre-enquête. Haroun, le petit frère, est devenu un vieil homme bavard – trop bavard ? Comme Clamence, l’avocat déchu, renvoie ses auditeurs à leur propre culpabilité – Daoud rend hommage à Camus, à La Chute en particulier, autant qu’il l’interroge –, le frère de l’Arabe expose ses problèmes de conscience pour mieux interroger les autres sur le regard qu’ils portent sur eux-mêmes, sur les autres et sur le monde.