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littérature allemande - Page 18

  • L'appentis

    « La plupart du temps, Simone arrivait à le détourner vers l’appentis du jardinier. L’endroit qu’il préférait. Il retrouvait toujours au-dessus du chambranle l’endroit où le jardinier cachait la clé. Lorsqu’il ouvrait la porte,
    il disait d’un air mystérieux : « Il faut que tu sentes maintenant. »

    Ils respiraient tous deux cette odeur de terreau, d’engrais et d’oignons de fleurs, qui remplissait la petite baraque. Puis il fallait que Simone s’asseye à côté de lui sur une caisse à claire-voie. Alors, après quelques secondes, il plongeait dans un autre temps qui, à en juger par l’expression de son visage, avait dû être plus heureux. »

     

    Martin Suter, Small world

    Bois rangé à la façon suisse.jpg

     

     

  • Le monde de M. Lang

    « Small world » est le titre original du premier roman de Martin Suter, Suisse de langue allemande, titre conservé pour la traduction française. Dédié à son père, ce récit captivant tourne autour d’un personnage très singulier, Conrad Lang, Koni pour ses amis, soixante-trois ans, qu’on découvre au début en gardien de villa à Corfou, « plutôt une sorte de régisseur ». D’après les instructions d’Elvira Senn, la propriétaire, il n’est pas censé vivre dans la villa Koch, mais dans la maison du portier. Le temps froid de février l’a amené à s’installer dans l’aile la plus basse de la villa, celle des invités, dont le séjour lui plaît beaucoup – « il se sentait comme le
    capitaine d’un paquebot de luxe sur la passerelle : il voyait au-dessous de lui
    une piscine d’un bleu turquoise, et devant lui rien d’autre que l’humeur égale de la mer. A ceci s’ajoutaient les commodités de la cheminée qui tirait bien et le téléphone. »
     

     

    Vieil arbre au bord du Lac Léman.jpg


    C’est là que distraitement, il allume du bois d’amandier, trop humide pour s’enflammer, avec de l’essence et puis remonte en téléférique se chercher à boire et à manger. Quand il redescend, tout est en flammes, et il s’échappe de justesse. Schöller, le secrétaire personnel d’Elvira Senn, débarque à Corfou pour le délivrer de la cellule où on a enfermé l’incendiaire, Conrad Lang lui explique qu’il s’agit d’un accident. Du Stöckli, le « bungalow de verre, d’acier et de béton apparent » qu’elle s’est fait construire dans le parc de la Villa Rhododendron, avec vue sur le lac, la maîtresse des lieux, septante-huit ans, ordonne de ramener Conrad en Suisse et de l’installer dans un appartement rénové de l’avenue des Sapins, avec un minimum d’argent de poche.

     

    Conrad-Koni, élevé avec Thomas Koch, le fils d’Elvira, qu’il a accompagné dans les meilleures écoles, quémande davantage auprès d’Urs Koch, le petit-fils, juste assez pour « être traité comme un être humain » au bar du Grand Hôtel des Alpes. Dans un manoir du XVIIe siècle sur les bords du Léman où on préparait « la future élite », Thomas l’avait présenté à ses amis comme le fils d’une employée de maison, Anna Lang, que sa mère aidait, et cela l’avait mis à part. En 1946, lors d’une party d’adieu, Conrad avait été frappé du changement d’attitude dans cette « bonne société » envers un « petit homme blême » ignoré de tous avant le concert ; une fois que le pianiste avait interprété des Nocturnes de Chopin, il était devenu un homme entouré, admiré, célébré. L’année suivante, selon le désir de Conrad, Thomas et lui avaient pris des cours de piano. Conrad était doué, pas Thomas, mais le professeur de piano s’était
    un jour détourné de son élève.

     

    Au Rosenhof, Conrad est le seul client à qui la serveuse fait crédit ; sa cravate, son élégance, ses bonnes manières, les cinq langues qu’il parle font de lui quelqu’un de respecté, un « milord ». Quand Elvira Senn reçoit une lettre où il lui écrit qu’il rêve de leur vie d’antan, elle est troublée par la précision de ses souvenirs, étonnée qu’il se souvienne d’une robe blanche qu’elle portait quand il n’était qu’un enfant. Connaissant sa faiblesse pour l’alcool, elle fait passer sa rente de trois cents francs à deux mille, ce qui devrait l’aider à oublier. Mais Conrad tombe amoureux d’une divorcée,
    Rosemarie Haug, et pour elle, arrête complètement de boire. Lorsqu'on célèbre à la Villa Rhododendron les noces d’Urs, l’héritier Koch, avec Simone Hauser, l’absence inédite de Koni est remarquée de tous : il a envoyé des fleurs, écrit d’Italie une lettre pleine de son bonheur. Thomas ne supporte pas que Koni le laisse tomber ainsi, après tout ce que sa famille a fait pour lui. Il veut l’emmener avec lui en Argentine, où il a envie de se changer les idées – sa troisième épouse veut divorcer. Koni, jusqu’alors docile, toujours disponible, refuse ; Rosemarie et lui vont se marier.

     

    Le lendemain, après avoir fait des courses, Conrad ne retrouve plus son chemin. Il arrive quelque temps à cacher ses absences, ses « pannes ». Rosemarie finit par s’en apercevoir et le convainc de consulter un médecin, qui diagnostique la maladie d’Alzheimer. En peu de temps son état s’aggrave, Rosemarie engage une aide à domicile, qui est renvoyée, trop brutale, comme la suivante, et puis Sophie Berger que Conrad ne supporte pas – « il faut que Maman Anna parte ». Un matin, Koni disparaît. C’est Simone, qui habite la Villa Rhododendron en attendant que leur future maison soit construite, qui le rencontre près de l’appentis du jardinier où il s’était caché. Quand on veut le reconduire chez lui, il répond : « Mais je suis à la maison. » Il s’étonne que Thomas ne se souvienne pas de la « porte des pirates » dans le mur de la propriété voisine, par laquelle il s’est introduit dans le parc. On le place alors dans un centre gériatrique, à l’étage des enfermés.

     

    Elvira Senn, nerveuse à l’idée des souvenirs lointains que Conrad exprime de temps à autre, envoie Simone lui rendre visite, pour se tenir au courant. Rosemarie, qu’il ne reconnaît plus, ne vient plus le voir. Conrad s’échappe un jour par l’escalier de secours, et tente de se suicider. Bouleversée par sa détresse, Simone convainc Elvira de la laisser équiper la petite maison des invités, dans le parc, pour y recevoir Conrad et le soigner. « Small world ! » dit-il en y arrivant. Et bientôt, il va mieux. Jusqu’au soir où la redoutée Sophie Berger remplace la merveilleuse Ranjah, l’infirmière tamoule avec qui il s’entend si bien et avec qui il cause en anglais : Koni croit revoir « Maman Anna » et s’enfuit dans la nuit. Trempé par la pluie et crotté, il fait irruption à la villa Rhododendron au milieu d’un grand dîner des Koch et supplie Elvira Senn : « Maman Vira, Maman Anna doit s’en aller, s’il te plaît ! » Malaise.

     

    Il y a des secrets que Conrad, de plus en plus plongé dans le passé, exprime à sa façon confuse, mais avec une certaine constance. C’est Simone, déçue par son mari infidèle, qui va s’y intéresser de près. C’est elle aussi qui veille, à chaque défaillance
    du vieil homme malade, à mettre en place une stratégie thérapeutique qui lui permette de retrouver ses souvenirs, de vivre mieux, malgré la maladie. Au grand dam d’Elvira, qui refuse à Simone l’accès aux albums de famille, de peur de réveiller la mémoire lointaine de Koni.

    Martin Suter, dans cette intrigue au cœur des « dix mille » qui comptent dans le « petit monde » des Suisses les plus riches, réussit à nous rendre terriblement attachant et palpitant le destin d’un homme atteint d’Alzheimer, lié – on découvrira comment – à une famille qui s’est servi de lui plus qu’elle ne l’a aimé, sans l’abandonner néanmoins. « Le roman devait s'intituler Boules de neige au mois de mai, reprenant ainsi le titre donné par le père de Martin Suter (décédé de cette maladie) à l'un de ses dessins » écrit Pascale Frey dans L’Express. A travers le regard de ceux et surtout celles qui se prennent d’affection pour lui, à travers les méandres de son cerveau atteint mais dont bien des portes s’ouvrent encore,
    le lecteur de Small world prend fait et cause pour ce personnage imprévisible et charmant, quand les fantômes du passé cessent de le menacer.

  • Papillon du soir

    « La vie est une chose chatoyante, si belle qu’on voudrait s’y plonger ; on croit qu’elle durera éternellement… mais la vieillesse, elle, est un papillon du soir qui fait un bruit bien inquiétant à nos oreilles. C’est pourquoi on aimerait étendre les mains pour résister, pour ne pas devoir s’en aller, car on a manqué tant de choses ! »

    Adalbert Stifter, L’homme sans postérité

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    Walter Sauer, Masque japonais (Wikimedia commons)

     

  • Sans postérité

    Il y a une jouissance particulière à découvrir un classique de la littérature à côté duquel on est passé, on ne sait pourquoi, et dont on devine, dès les premières pages, qu’il est de ces récits intemporels dont la force échappe à la poussière des siècles. L’homme sans postérité (1844) d’Adalbert Stifter, professeur, peintre et écrivain autrichien que Nietzsche comptait parmi les rares prosateurs allemands qui méritent d’être lus et relus, décrit en sept temps l’initiation de Victor, un orphelin désargenté, convoqué à la fin de ses études secondaires par un vieil oncle qui tient à ce qu’il séjourne chez lui avant de se lancer dans une carrière quelconque.

    Cela commence par une joyeuse balade à la campagne de Victor avec des amis, pour l’anniversaire de Ferdinand. « Partout, c’est le printemps, aussi inexpérimenté, aussi ingénu qu’eux. » Pourtant, avant de rentrer chez lui le lendemain matin, Victor confirme à son ami ce qu’il avait déclaré : « Je ne me marierai jamais, et je suis bien malheureux ». Parti à l’aube, après quatre heures de marche, il est accueilli par son chien, le vieux Spitz, et la vieille femme qu’il considère comme sa mère, à qui il a été confié à la mort de ses parents.

    Alors qu’elle lui montre les affaires qu’elle a préparées pour son premier poste, des vêtements, du linge, des livres, et de l’argent qu’elle a économisé pour lui, Victor lâche qu’il n’a « plus de goût à rien ». A bientôt soixante-dix ans, la mère se refuse à le laisser penser ainsi. « On doit se réjouir de tout, oui de tout. Le monde est si beau, il devient même de plus en plus beau aussi longtemps qu’on vit. » Victor doit apprendre à apprécier les choses. Après s’être rendu à pied chez son oncle, comme son tuteur l’y a engagé, il commencera une autre vie, se mariera... Mais Victor refuse l’argent qu’elle veut lui donner, qui lui revient à elle, et à sa fille Hanna, sa sœur de lait. La mère décide de le garder en dépôt jusqu’à leur majorité ; alors ils en disposeront à leur guise.

    « C’est comme hier : les montagnes sont encore là, le soleil les éclaire, et les années ont passé comme si elles n’avaient été qu’un seul jour. » Victor se promène une dernière fois autour de la maison, trouve Hanna au jardin. Le cœur lourd à l’idée de quitter « les seuls qui aient été bons » pour lui, il lui confie son chien et lui offre une petite boîte en argent qu’il tient de sa vraie mère. « Il y a que tout est fini et que je suis l’être le plus seul qu’il y ait sur terre. » Vu que son oncle lui reprend son bien, il s’estime incapable de nourrir un jour une épouse. Hanna pleure avec lui, l’embrasse, et lui offre un portefeuille qu’elle a doublé de soie blanche, pour son voyage. Sous le regard ému de la mère, Victor s’en va au petit matin.

    « Le monde devenait de plus en plus vaste, de plus en plus lumineux ; il s’étendait de plus en plus loin au fur et à mesure que le voyageur avançait. » Trois jours après son départ, le marcheur est rattrapé par un Spitz amaigri, affamé, fidèle. Après les petites montagnes apparaissent les hauts monts, Victor demande son chemin pour Attmaning, puis La Hul. Au col, le garçon d’auberge qui l’a accompagné pour lui en indiquer la direction montre comment atteindre le lac où il pourra se faire passer en bateau sur l’île où son oncle l’attend.

    L’arrivée à l’Ermitage le glace : le vieil homme, méfiant, lui dit d’aller noyer son chien ! Révolté, Victor fait demi-tour, mais ne peut se faire entendre du passeur déjà trop éloigné. Il décide de dormir à la belle étoile quand Christophe, le domestique de son oncle, vient le chercher pour le repas et le rassure pour sa bête. Agapes silencieuses, puis on lui montre les deux pièces qui lui sont réservées, avant de l’y enfermer à clé.

    Dans un paysage d’une « terrifiante beauté », Victor découvre la vie rituelle de son oncle, un homme maigre et chenu d’allure négligée, qui lui laisse quartier libre entre les repas, lui ouvrant la grille d’entrée et la refermant à clé chaque fois. De l’extérieur, le jeune homme découvre la bâtisse et les alentours, le monastère abandonné, l’embarcadère où quatre barques sont cadenassées. Le deuxième jour, son oncle lui montre un portrait de son père à qui il ressemble, un « visage extraordinairement gracieux, franc et insouciant ».

    Sinon, rien ne se passe et au bout de la semaine, Victor demande à son oncle pourquoi il l’a convoqué, car il désire repartir le lendemain. L’homme est étonné – il reste six semaines à son neveu avant d’entrer en service – et refuse. « Alors me voilà prisonnier ? » Victor, furieux, déclare que tous les liens entre eux sont dès lors rompus. Commence une période de découverte approfondie de l’île, de baignades dans le lac. Seule la nature et lui-même, pense Victor, échappent à toute cette vieillesse. Un jour, il se sent observé pendant qu’il nage. Son oncle finit par lui
    adresser la parole aux repas, le conseille sur sa façon de nager, lui suggère de chasser. Convaincus tous deux que « jeunesse et grand âge ne vont pas ensemble », l’oncle et le neveu apprennent peu à peu à se connaître, à défaut de s’aimer. Enfin Victor découvrira les raisons de son séjour à l’Ermitage, dont il repartira changé, et avec de nouvelles perspectives.

    La confrontation entre ces deux personnages est très particulière, un vieil homme qui s’enferme farouchement dans la solitude, un jeune homme qui la craint et se voit soumis à une épreuve dont le sens lui échappe. Une vie sans parents, une vie sans enfants, ce sont des thèmes douloureux que Stifter aborde dans L'homme sans postérité, avec une acuité qui ne laisse pas indemne.