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Un petit trottoir

« Lundi 25 octobre [1920] (premier jour de l’heure d’hiver)

Pourquoi la vie est-elle si tragique, si semblable à un petit trottoir en surplomb d’un abîme ? Je regarde en bas ; la tête me tourne. Je me demande comment j’arriverai jamais jusqu’au bout. Mais pourquoi cette impression ? A cet instant où j’en parle, je cesse de la ressentir. Le feu flamboie ; nous devons aller entendre L’Opéra des Gueux, seulement mon impression est là, tout autour de moi. Je ne puis garder les yeux fermés. C’est un sentiment d’impuissance, d’insignifiance. Me voici là, à Richmond, et comme d’une lanterne posée au milieu d’un champ, ma lumière monte dans les ténèbres. A mesure que j’écris, ma mélancolie s’estompe. Pourquoi donc ne pas la noter plus souvent ? Eh bien, ma vanité me l’interdit, je tiens à offrir l’image de la réussite, ne serait-ce que pour moi-même. Mais je n’arrive jamais à la connaître pleinement.

Spilliaert Vertige.jpg
Spilliaert, Vertige, 1908

Cela provient de ne pas avoir d’enfants, d’être loin de mes amis, de ne pas arriver à écrire bien, de dépenser trop pour la nourriture, de vieillir – je me pose trop de questions, je pense trop à moi-même ; je n’aime pas sentir le temps battre des ailes autour de moi. Bon, eh bien travaille ! Oui, mais le travail fatigue vite – je ne puis lire bien longtemps ; écrire toute une heure m’épuise. Ici personne ne vient me faire perdre agréablement mon temps. Et si on le fait, cela me met de méchante humeur. Le trajet de Londres m’impose une trop grande fatigue. Les enfants de Nessa grandissent ; je ne peux plus les inviter pour le thé ni les conduire au zoo. Mon argent de poche ne me permet pas grand-chose. Cependant je suis persuadée que ce sont là des détails sans importance ; et je me dis parfois que c’est la vie en soi qui est tragique pour tous ceux de notre génération. Pas un placard de journal qui ne nous offre le cri d’agonie de quelqu’un. Cet après-midi, c’était McSwiney, et la violence en Irlande, ou bien la grève menace. Le malheur est partout, juste derrière la porte ; ou la stupidité, ce qui est pire. Je ne puis pour autant me débarrasser de mon propre tourment. Reprendre La Chambre de Jacob va, je le sens, ranimer mon courage. J’en ai fini avec Evelyn, mais je n’aime pas ce que j’écris en ce moment. Et malgré tout, comme je suis heureuse !... n’était cette impression que la vie est un petit trottoir en surplomb d’un abîme. »

Mercredi 10 novembre [1920]

« J’ai fait un bout de chemin en suivant le bord du trottoir, sans tomber en bas. De nombreuses occupations m’ont forcée à marcher d’un pas vif, et puis, faisant un effort, j’ai acheté un manteau et une jupe et commencé mes mondanités de l’hiver chez Mrs. Samuel Bruce, entre Katie et Elena encore une fois, pour encore une fois entendre et dire les mêmes choses. […] »

Virginia Woolf, Journal

 

Commentaires

  • On sent ses tourments intérieurs lancinants dans ces extraits, c'est douloureux à lire.

  • Si ton billet de lundi était superbe de vie, donnait si envie de lire le journal, cet extrait est si profond, si vrai et essentiel (intemporel aussi) que j'en suis toute remuée.
    Merci dam Tania, je t'embrasse

  • @ Aifelle : C'est une autre composante du Journal qui apparaît dans ces extraits - douloureuse, oui.

    @ Colo : Tu as vu comme elle est volontaire pour chasser cette impression de vertige et comme elle sait la traduire en mots : "je n’aime pas sentir le temps battre des ailes autour de moi". Un baiser pour toi, dame Colo.

  • L'oeuvre de Spilliaert est en parfaite adéquation avec l'ambiance que l'extrait exprime... et le petit trottoir devient un immense escalier raide et en toupie !
    Merci pour tous ces beaux billets sur le Journal de Virginia, c'est très tentant.

  • J'adore ce début avec le petit trottoir en surplomb et comme le tableau de Spilliaert est bien choisi! Que je suis heureuse d'avoir découvert ce peintre en visitant Bruxelles!

  • @ Witchy : Merci, ce Spilliaert s'est imposé dès la lecture de cette page.

    @ Claudialucia : Quand deux images se rencontrent... Bonne après-midi.

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