« Vous êtes la marchande de la boutique des minutes heureuses ! » Cette parole de l’écrivain André Hardellet à Françoise Lefèvre est à la source d’un recueil de nouvelles intitulé Consigne des minutes heureuses (1998). Des nouvelles ? Plutôt une sorte de puzzle où l’auteur du Petit prince cannibale rassemble les pièces les plus claires de son paysage mental, décidée à écarter pour un temps les zones d’ombre, non pas pour se raconter mais pour dire comment elle aime, elle a aimé la vie.
Rodolphe Wytsman, Matinée d’automne
En ressuscitant La dernière promenade d’André Hardellet, qui avait le double de son âge quand elle avait trente ans, et qu’obsédait le temps qui lui restait (Donnez-moi le temps), Françoise Lefèvre écrit contre le deuil, le malheur, le chagrin, la ruine. Elle a décidé de recenser les « miracles quotidiens », de dire les joies qui l’habitent encore alors qu’elle est « entre deux âges, ni jeune ni assez âgée pour ne vivre que de (ses) souvenirs ».
Chacune de ses nouvelles est dédiée à l'un de ses proches. Pour ses enfants, ses petits-enfants, ses amis, une femme qui cache sa mélancolie sous un sourire appris depuis longtemps pour ne pas peser, exprime son moi trop souvent masqué. Dans Les tresses d’Hermine, par exemple, elle se souvient de la vieille maison entourée de forêts où, un matin de brouillard, elle réveille sa fille de onze ans. Jeune violoncelliste, celle-ci n’aime pas l’école – « c’est trop long ». Tandis qu’elle tresse lentement les longs cheveux blonds de la fillette, c’est le quart d’heure des rêves, des rires, des souhaits absurdes, avant une longue journée de travail pour Hermine – école et musique – comme le veut ce monde où l’on apprend très tôt à devenir « endurante ».
« Le premier miracle de la journée, le premier bienfait, c’est elle. C’est l’eau du matin. Elle coule sur votre visage, vos épaules. Elle chasse les mauvais rêves. On se sent régénérée par je ne sais quel baptême. Et les mots viennent. » (L’eau du matin) Les instants de solitude, Françoise Lefèvre les préfère depuis toujours. Guère sociable, elle se tient en général à distance du groupe. Silence, solitude, paix – voilà ce qui l’attire loin des conversations à voix haute. « L’écriture naissait du rêve. Et l’écriture c’est du silence. Une autre façon de parler. » Si tout lui semble avoir changé, c’est d’abord parce qu’elle-même a changé, que l’insouciance s’est perdue (Plus rien n’est comme avant).
Sous cette quête des heures lumineuses, on le comprend très tôt, rôde une profonde mélancolie. Françoise Lefèvre chante l’aube, quand « les bruits de la vie éclaircissent enfin l’eau saumâtre des cauchemars. » (Volupté de se rendormir après une nuit d’insomnie) Elle le confie : « Je me demande à quelle source cachée je puise mes forces pour continuer de vivre, rire ou faire semblant ».
Alors elle fait une liste de ce qu’elle a aimé, de ce qu’elle aime encore : l’odeur de la soupe aux poireaux, le camion à pizzas l’hiver, la cueillette des framboises, une lampe allumée, la première neige… « Reconnaître la joie où elle se trouve. » (Un amour invisible) Une panne du téléviseur, provoquant d’abord manque et furie, suscite bientôt un supplément de minutes heureuses, à l’abri de la fureur du monde. Ecouter les nouvelles à la radio s’avère bien suffisant pour en garder le pouls.
Lorsqu’on a atteint les deux tiers de sa vie, qu’on apprend la fatigue, le détachement, « être à ce qu’on fait » importe, dans une attention constante à chaque geste, par exemple, pour préparer une tarte aux pommes. Garder un enfant fiévreux à la maison mais pas trop malade. Regarder fleurir une jacinthe bleue l’hiver à la cuisine. Suspendre le linge dehors, « en plein vent, en plein champ », entourée d’enfants avec qui jouer aux fantômes ou à cache-cache derrière les draps,. Les minutes heureuses de Françoise Lefèvre sont celles d’une mère et d’une grand-mère, et d’une femme d’écriture qui laisse affleurer les phrases, attentive à ne pas passer à côté de l’essentiel, à côté de la vie.
Loin de l’allègre Célébration du quotidien de Colette Nys-Mazure, que m’avait rappelée son titre, Consigne des minutes heureuses recueille une joie de vivre le plus souvent évoquée au passé, conjuguée à l’enfance, empreinte de nostalgie. L’auteur reconnaît elle-même le « parfum testamentaire » de son entreprise. Malgré son art d’évoquer les joies simples, son envie d’écrire l’impalpable de la vie intérieure, il me semble que ce titre de Françoise Lefèvre est un trompe-l’œil sous lequel erre, plus puissante que tout, une « vive impression d’être en sursis ».