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Sartre

  • Dits et non-dits

    Des courtisans de Molière aux personnages d’Alice Ferney dans son roman Les autres (2006), tout change et pourtant je suis tentée de les rapprocher. La conversation en occupe le cœur, et la deuxième partie intitulée « Choses dites », entre « Choses pensées » et « Choses rapportées », prend la forme de dialogues que j’imaginerais bien sur une scène.

    Pour fêter les vingt ans de Théo, fiancée et amis se retrouvent dans la maison de famille et bon gré mal gré, se lancent dans un jeu, le cadeau de Niels, le frère aîné, à son cadet qui n’aime pourtant pas les jeux. Mais il accepte la proposition, curieux de découvrir ce que l’autre a en tête. Avec un plaisir visible, Niels réussit à les entraîner dans une espèce de jeu de la vérité, Caractère, qui propose toutes sortes de questions personnelles, voire intimes, à poser à ses partenaires. A jouer entre gens qui se connaissent, susceptibles s’abstenir.

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    La première partie présente les dix protagonistes tour à tour, dans de courts monologues où ils réagissent intérieurement à ce qui se passe ce soir-là, pendant la partie. Moussia, la mère, est la moins disposée à s’y prêter. Sa propre mère, Nina, passe sa dernière nuit dans leur maison avant d’entrer dans un service de soins palliatifs, et de plus, Moussia connaît ses fils, redoute leurs chamailleries. « Je n’aime pas être au milieu des autres quand je souffre. Etre au milieu des autres, quelle illusion. On n’imagine jamais assez loin à quel point on est seul à vivre sa vie. »

    C’est Théo, en se plaignant de la tyrannie des regards sur soi - « Les autres, ils prétendraient pour peu nous dire qui nous sommes… », - qui fait clairement le lien avec Huis clos. Alice Ferney a choisi pour son roman le titre initial prévu par Sartre pour sa fameuse pièce (« L’enfer, c’est les autres »). Ella a aussi donné à la fiancée du jeune homme le prénom d’Estelle, une Estelle à l'opposé de celle de Sartre et dont le prénom renvoie à une question de circonstance : « est-elle ? »

    Le lecteur entre donc dans le jeu, bien forcé, lui aussi. Il y a des embarras, des pudeurs, des rosseries et des vexations, inévitablement. « Est-ce la gêne d’être ce qu’ils sont qui mène les hommes au magasin des masques ? » s’interroge Fleur. « L’identité est changeante, soumise aux situations et aux protagonistes. » se dit Estelle. Quant à Niels, le maître du jeu, convaincu d’être intouchable, il ne manquera pas non plus de tester sa vulnérabilité.

    Derrière tout ce qui est dit, autour de la table de jeu, les non-dits provoquent des tensions. Entre les deux frères, un vieux contentieux. Entre Fleur et son fiancé, des malentendus. Quant à Marina, la jeune mère célibataire, elle pousse Niels dans ses retranchements, affronte carrément son égocentrisme. Les secrets bien gardés jusque-là affleurent, avec leur cortège de souffrances. Plusieurs se décident à les livrer, pas tous.

    Comme le dit Nina à sa fille, « Nous sommes dans le désert de la méconnaissance […] et c’est pure folie d’attendre des autres qu’ils nous comprennent ou, pire encore, qu’ils nous connaissent. » Dans une construction romanesque très originale, dont on pourrait croire un moment qu’elle mène à la répétition – trois versions d’une soirée, trois genres textuels -, Alice Ferney donne la parole à des personnages attachants, varie les points de vue, et nous propose une réflexion plus profonde qu’il n’y paraît sur les rapports humains, dans le croisement des voix.